Il y a quelques mois, pour saluer mon passage au niveau de jeu supérieur et célébrer ma nouvelle bougie plantée au gâteau, on m’a offert deux jolies places pour aller voir un Opéra-à-Bastille-en-compagnie-de-la-personne-de-mon-choix.
« On », c’est mes super potes (ils se reconnaîtront) qui connaissent mes goûts éclectiques en matière de musique et savent que la Suite N°3 de Bach me fait vibrer tout autant qu’un solo de Stan Getz ou la Little Party de Fergie.
C’est pas les mêmes « vibes », certes.
J’étais ravie.
La-personne-de-mon-choix m’ayant fait faux bond à la dernière minute, mon fils est devenu la nouvelle personne-de-mon-choix, à l’insu de son plein gré.
Bon, je dois avouer que ce statut d’élu privilégié surprise ne l’a pas d’emblée porté aux cimes ultimes de l’extase. Un peu comme si je l’avais invité à une interro surprise, en gros. Ou comme si je venais de lui offrir l’intégrale des Rougon Macquart à résumer pour le lendemain.
En fait, pour être honnête, on a fait un deal.
« OK, je viens à l’Opéra avec toi ce soir et en échange, tu viens faire du bloc avec ma sœur et moi demain ».
« Du bloc », ça veut dire aller grimper, équipé de chaussures beaucoup beaucoup trop petites, sur des murs très chelous en résine et pleins de bosses, en s’accrochant à des petites prises vicelardes, vissées dans la paroi de façon aléatoire, pour se tracer un sentier vertical avec uniquement des cailloux de la même couleur.
Objectif : parvenir en haut du sentier sans se casser la gueule. Pour aider à la manœuvre – grand seigneur, le mur - tu peux te barbouiller les mains de poussière blanche pour résorber la sueur produite par l’effort (ou, en ce qui me concerne, par la trouille).
Techniquement, quand on sait faire, ça s’appelle de l’escalade. Dans mon cas – vous imaginez bien que je n’ai jamais versé dans le sport SM - ça s’appelle perdre une négo, se faire des bleus énormes du gros orteil droit à l’omoplate gauche et ruiner sa manucure. Vu ma mine déconfite et parce que, lui aussi, il me connaît bien, mon fils a ajouté « tu verras, c’est très sympa, il y a même un bar et un petit resto ».
Parce que je me concentre toujours sur la moitié pleine de la bouteille et parce que j’étais aussi drôlement contente que la nouvelle personne-de-mon-choix fut mon fils, j’ai signé pour la version sportive du dîner de con en échange de Carmen. Un Koh Lanta contre un Opéra.
Le marché étant conclu, moi aussi, j’ai optimisé la mise en valeur du produit.
« T’as de la chance, tu sais, moi, c’est la première fois que je vais à l’Opéra Bastille, tu te rends compte toi tu viens d’avoir 15 ans ».
« Tu verras, un opéra, c’est magnifique, le cristal des voix qui montent dans la salle ».
« C’est peut-être la seule fois où tu iras dans ta vie, profites-en ».
Etc etc. Vous voyez le genre.
Lui a juste répondu « Hummm. T’as dit que ça dure combien de temps déjà ? Trois heures, c’est ça ? ». (J’ai bien senti que le film risquait d’être un peu long à son goût).
Puis, pour me faire plaisir, il a enfilé une chemise (repassée) au-dessus de son jean et une paire de baskets Element gris perle (parce que c’est grave stylé, ‘askip).
Mon fils était très beau (bah, normal, c’est mon fils) et moi très contente.
Je vous fais grâce de la séquence trajet, pendant laquelle la-personne-de-mon-choix a fait un peu la gueule parce que pendant ce temps-là, il aurait dû être en train de grimper sur un mur chelou avec des chaussures beaucoup trop petites (vu qu’il aime ça, il grimpe presque tous les jours. Non, moi non plus, je comprends pas. Les actes de contrition sont toujours très personnels ).
Je n’ai toutefois rien dit.
Primo parce que j’avais un soleil rasant très fourbe en plein museau et que, malgré l’incontestable efficacité de mes Ray Ban, se concentrer sur la route et parler en même temps, c’était compliqué. Deuxio parce qu’à sa place, je n’aurais pas fait un peu mais franchement la gueule – question de caractère, faut croire.
Arrivée aux marches du palais 2.0 et avant de profiter des places de choix qui attendaient sagement que s’y posassent nos séants, je fis une courte halte au bar et réservai consos et grignotes assorties, destinées à combler notre fringale à l’entracte et que nous pourrions subséquemment savourer au calme après avoir évité la longue file d’assoiffés carmenophiles qui ne manquerait pas de se former, le moment venu.
La-personne-de-mon-choix me regarda passer commande, la mine lourde d’interrogations.
« On mange tout de suite ? Parce que ça commence bientôt, là, non ? On va devoir speeder… »
Je lui expliquai le concept et gagnai en retour un franc sourire bientôt suivi d’un autre, nettement plus mitigé.
« Cool, j’étais justement en train de me dire que j’allais mourir de faim, vu ça dure longtemps » /
« Et donc, c’est en deux parties, en plus, c’est ça ? »
A peine poussée la porte numéro 9, donnant accès au premier balcon, mon fils eut l’honnêteté d’admettre que le lieu avait réellement une allure incroyable (ce qui, en V.O., donna « Wow, grave stylé c’est trop beau »).
Pendant de longues minutes, je souris de voir sa rétine balayer sans relâche du ciel au sol tous les recoins de l’immense salle baignée de lumière tamisée.
Un quart d’heure plus tard, tandis que les premières notes montaient doucement de la fosse d’orchestre pour s’élever, légères, en pluie jusqu’à l’amphithéâtre, la lumière s’éteint et, sous les applaudissements, le rideau s’ouvrit.
Mon fils afficha un visage surpris au vu d’une place de Séville ultra contemporaine, tendance zen, hérissée en son milieu d’un gigantesque mât. Au fond de la scène, un cabriolet de collection.
J’avais gardé un atout dans ma manche et lui chuchotai à l’oreille « Ha, j’ai oublié de te dire, c’est une adaptation moderne… »
Le premier acte déferla, puis le second, alternant vigueur des chœurs, délicatesse des sopranos, puissance des ténors, tous portés par la perfection de notes minutieuses qui bondissaient en tresses gracieuses de la fosse.
L’échine parcourue de frissons, j’étais aux anges. Mon fils, de son côté, inclinait discrètement le cadran de sa montre pour tenter d’apercevoir l’heure, guettant avec impatience, l’entracte salvateur – qui arriva enfin.
La lumière se ralluma.
Arrivée près du bar, la-personne-de-mon-choix émit un soupir heureux, avisant le petit plateau qui nous attendait, comme prévu. Avant d’attaquer sa collation, il planta un regard plein de malice dans le mien et se lança :
« Tu vois, l’Opéra, c’est exactement comme l’andouille et le chocolat… j’aime l’andouille, j’aime le chocolat, mais les deux ensemble, c’est franchement dégueulasse. Là, c’est pareil. J’aime la musique classique, j’aime le théâtre mais alors les deux ensemble… Non mais sérieux, Bizet, là, t’as envie de lui dire, « Mec, choisis ton style ! Soit tu fais de la musique. Soit tu montes une pièce. Mais tu peux pas faire les deux en même temps. Ca va vraiment faire de la merde, ça va ressembler à rien. Tu dois choisir ton camp, Gars ! Et, M’man, en vrai, les textes… T’as écouté les textes ? T’as écouté ce qu’ils disent ? En vrai, t’es d’accord que c’est super méga gnagnasse quand même ! On est d’accord que PERSONNE, JAMAIS, ne parle comme ça dans la vraie vie – et encore moins en chantant. C’est pas tellement que c’est vieux comme texte– moi, y’a des trucs vieux que j’aime bien, tiens Cyrano, par exemple. Nan, c’est juste que c’est nul. Ché pas, il aura pu faire un effort, quoi, s’appliquer un peu sur les textes. »
Il fit une pause tandis que je reprenais mon souffle car j’étais, me dois-je d’admettre, morte de rire.
Le répit fut de courte durée…
«De toi à moi, M’man, en vrai, ça te plait à toi ? Tu trouves ça beau ? Ca te fait un truc quand t’écoutes ça ?? ». Ma réponse en forme de oui s’ensuivit d’un dubitatif Hum Hum Ouais Ouais.
Je terminai ma coupe de bulles, lui son Ice Tea.
Nous retournâmes nous asseoir – la sonnerie de fin d’entracte venait de retentir, mettant fin à la récré. Moi riant encore quoiqu’un peu déçue que la-personne-de-mon-choix ne partageât pas ma vision du sublime, lui me toisant avec l’œil du condamné qui monte à l’échafaud…
Deux actes et douze minutes d’acclamations plus loin (la-personne-de-mon-choix avait chronométré le tonnerre d’applaudissements, sidéré de constater que je ne fus pas la seule à apprécier le spectacle), nous étions de nouveau aux bas des marches du palais. A l’extérieur cette fois, pour le plus grand bonheur de mon fils qui, après m’avoir embrassé fermement sur la joue, s’écria :
« Merci M’man, je suis quand même très content d’être venu. D’autant que tu vois, tu m’as dit que ce serait peut-être la seule fois de ma vie que j’irais à l’Opéra. Ben tu sais quoi, ce serait une sacrée bonne nouvelle. Parce que du coup, c’est fait ! »
Nous reprîmes joyeusement le chemin du parking. Il ne s’agissait pas de traîner. Je devais être en forme pour le lendemain.
J’avais « grimpe »…
(* Si Nekfeu et Coldplay ne vous disent rien, c’est que vous avez cessé d’écouter la radio depuis la mort de Bizet. Ce n’est pas grave, Google est votre ami. Si vous ne savez pas qui est Bizet, en revanche, comment vous dire… )
© Claire Marsac - 2017
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