Je ne suis pas seule. Je suis avec l’homme. C’est lui qui m’a amenée ici, sur la plage. L’homme me parle, devant l’étendue couleur miel. Il me parle depuis un moment. Ses lèvres minces égrènent les mots comme des perles. Il a le front haut sous la chevelure ambre et sel, qu’éclairent de grands yeux gris. Une trace salée sur la joue, aussi. J’écoute les sons feutrés qui déferlent de la bouche de l’homme. J’observe les lèvres minces, rosées, remuer doucement, s’arrêter, reprendre. Il serre une photo. Elle est belle sur la photo. Elle est encore jeune, quelques sillons du temps illuminent son visage. Ses traits sont fins. Le regard clair, un champ de lavande en juin. De longs cheveux châtain coulent sur ses épaules. Le sourire d’une femme qui aime. Elle porte une robe de lin beige, lisse comme un jet de lait. On ne peut pas savoir sa taille sur la photo.
L’homme tient une lettre aussi. C’est la lettre de la femme qui aime, qui a aimé, qui l’a aimé. Qui l’aime peut être encore.
Cesse-t-on d’aimer ce qui brûle, les feux d’artifice?
A voix haute, il me lit la lettre à présent. L’écriture est vive, appliquée, s’incline sur la page, sur les pages. C’est une longue lettre. Elle dit que ses enfants sont partis, que la maison ne bruisse plus de leurs rires mais en conserve l’écho. Elle dit qu’elle a dormi, beaucoup. Fatiguée. Comme un marin qui rentre au port, tanguant d’un pas hésitant pour réapprendre la terre ferme. C’est pour cela qu’elle s’est sauvée. Qu’elle n’a rien dit. Elle écrit que l’homme lui manque. Elle écrit qu’elle ne l’a pas abandonné. C’est elle qu’elle a abandonnée.
Elle dit qu’elle aimait entendre son rire éclater à l’improviste. Son rire qui lézardait le soir, effaçait le gris pour laisser plus de place au bleu. C’était peut-être d’autres couleurs. Elle dit qu’elle aimait sa force, son énergie, ses excès. Ses blessures fragiles, aussi, la tendresse, dissimulées sous la carlingue solide. Un quelque chose de cassé. Elle aimait le regarder se pencher aux fourneaux, détailler la courbe de sa main, lorsqu’il rajoutait de la marinade sur le canard, la poudre de piment. Les poivrons rouges marinés. Le velours pourpre dans les verres à pied.
Elle dit qu’elle aimait sa différence, sa faculté à considérer la vie comme une formidable carte à jouer, à chercher l’envers du décor quand l’endroit n’était pas terrible, à voir outre la surface des choses. Sa vision du monde. Des choses.
Une goutte se faufile entre les yeux de l’homme. L’homme stoppe la goutte du revers de la main. Je comprends la trace salée sur la joue. Elle dit qu’elle a aimé leur unique escapade. Elle dit qu’elle a aimé lui parler, peu. Lui faire l’amour, souvent. Partager une cigarette en refaisant le monde après l’amour puis l’écraser au fond du bronze, dans le cendrier plein. Elle dit qu’elle aimait rire avec lui quand il fallait pleurer – elle a eu tellement peur de l’ombre noire, sa fichue maladie. Boire avec lui des vodkas au soir qui tombe comme un malentendu. Lire avec lui, écrire avec lui, pour lui. Elle dit aussi que s'il n'y avait ni la mer ni l'amour personne n'écrirait des livres.
L’homme suspend le flot des mots, se tait. Il regarde la mer, le tumulte des galets brassés par les vagues, juste là. Il serre toujours la lettre. Il regarde la photo. L’angle supérieur est légèrement corné. Il respire fort. Le soupir fait se soulever la poitrine. J’écoute les vagues brasser les galets, lancinant chant de sirènes. Il n’y a pas la mer, là où je suis née.
L’homme me regarde, effleure mon corps. Je sens l’extrémité de ses doigts tièdes parcourir délicatement la dentelle d’argent. Il me soulève. Je suis si légère entre ses mains. La dentelle froide frissonne sous la paume puissante. Ou est-ce moi ? Les feuillets claquent sous le vent, dans l’autre main. Il redresse les feuillets, reprend la lecture.
Elle dit qu’il avait le parfum éphémère de l’aube, qu’il n’y a pas un matin, en le quittant au bord de la rue pavée, où elle n’ait pensé que c’était le dernier. Que ses lèvres minces et silencieuses, au matin, avaient invariablement le goût de forge des adieux formulés sans excuse. Qu’il a pourtant toujours rouvert la porte, qu’elle a toujours retrouvé le chemin. Elle ne voulait rien, ne cherchait rien. Il n’a pas compris cela. Se laisser porter. Laisser faire le jour. Simplement. Elle écrit qu’elle ne voulait pas se réveiller chaque matin à ses côtés. Elle aurait eu tellement peur de ne plus le trouver beau, un de ces matins-là. D’avoir pour seules paroles de lui demander s’il a acheté le pain, payé le gaz ou sorti les poubelles. Les habitudes qui figent. Cela aurait été terrible. Elle dit qu’il était une évidence, une nécessité. Comme si la vie valait la peine.
Elle dit qu’elle a aimé chacun de ces instants, volés au temps, qu’elle n’a jamais su ce qu’il aimait de ces instants-là. Elle n’a jamais demandé.
Elle écrit que pourtant, elle aurait bien essayé avec lui. Quoi? Comment? Quand? Elle n’en sait rien. Elle ne sait pas dessiner les moutons.
Elle dit que le matin se lève, que le jour et un avion l’attendent. San Francisco. Puis en face du Bay Bridge, Sausalito. Une petite maison sur la colline. La vue sur la baie, au loin.
Elle espère que l’avalanche de mots ne l’aura pas froissé. Elle ne sait pas faire autrement. Elle pense que les lignes finiront peut-être par caler le Steinway, ou dans la poubelle. Qu’il dira qu’elle est folle.
Elle écrit que sans lui bien sûr, la Terre continuera de tourner, le jour sera le jour, elle sera elle.
En moins bien.
Il ne reste plus qu’une ligne, sur la lettre. “Ma lettre à la Seine est à toi, en souvenir de ces magnifiques instants”.
Elle l’embrasse, tendrement.
Elle signe d’un nom qui a la fraîcheur du printemps : Avril.
L’homme replie les feuilles avec soin. Il remet les feuilles dans l’enveloppe, détourne les yeux de moi. Il porte le regard vers la mer, devine la crique blanchie par le sel, là-bas. La mer se réfléchit à l’aune des rétines floues, fixées au calme de l’horizon. Il passe la main dans ses cheveux d’ambre et de sel. L’autre main tient toujours la photo, qu’il ne regarde plus. Il murmure qu’il est un imbécile. Qu’elle était mieux que la femme de ses rêves parce qu’elle était vraie. Pourtant, il était incapable de la retenir. De dire les choses. De peur de...
Dans une heure à peine, la plage se noiera sous l’obscurité pour se fondre avec l’immensité liquide, ne faire plus qu’une grande flaque de mercure. On entendra seulement le bruit de la mer et le bruit des galets sur la mer.
Dans une heure à peine, l’homme mourra peut-être. Sous la mer, qui lui tend ses vagues, longues flûtes de chagrin.
C’est pour cela que je suis là.
Je suis née en automne. Un village. Je suis née à l’abri des pierres d’une cave voûtée, froide, qui sentait la terre et le poids des ans sur la terre.
Dehors, ce jour-là, le soleil essuyait un matin pâle sur les vignes rectilignes qui égratignaient le sol dur pour rejoindre en un point l’horizon. Quelques passereaux aux plumes brunes frayaient du sol au ciel des cercles invisibles en piaillant, méthodiques. Tout a commencé là. Là où il n’y avait rien d’autre au loin que la terre, les vignes, la terre. Le ciel sur les vignes et la terre.
Il y a longtemps.
J’ai mûri. Lentement. J’ai regardé, appris de ce qu’il y avait à regarder et à apprendre.
Puis on m’a emmenée, un jour. Loin. Là où il n’y avait plus de vignes, ni de terre. Parfois presque plus de ciel. J’ai été trimballée de droite et de gauche. Sans ménagement aucun. J’ai croisé beaucoup de monde, traversé des villes, des campagnes, vécu des fêtes. Beaucoup. J’ai accompagné des joies, bercé des peines, essuyé des tempêtes. Parmi les pires, celles du coeur. De loin toujours, pas comme je l’aurais voulu ou imaginé. J’ai voyagé. C’est comme cela que j’ai fini par atterrir chez l’homme, à côté d’une enveloppe qui contenait la lettre et la photo. Une nuit claire de juin, escortée d’étoiles et d’un trait de lune. Ce fut ma dernière lumière, jusqu’à ce soir. Depuis mon arrivée chez l’homme, je reposais dans l’obscurité la plus totale. Il faisait très chaud. Très sec. Trop. Je respirais à peine. L’air était rare, lourd. Chargé de senteurs épicées. Du cumin, du safran, du poivre. Le piquant d’une touche de gingembre aussi. Je ne voyais rien. Absolument rien. Il était impossible de voir. J’étais si lasse. Cela doit faire quinze jours maintenant. Au moins.
Avant cela, j’avais séjourné quelque temps dans une banlieue terne. Le nord de Paris. Dix kilomètres au nord. Un pavillon étriqué en meulière. Un ciel souvent gris, avec un jardin étroit et un arbre et un siège en plastique pour dormir sous l’arbre. Chez Phil et Lila. Un couple de jeunes. Déjà vieux. Ils se disputaient souvent et souvent pour rien. De ceux qui ont fini par habiter ensemble faute de ne plus se supporter seuls. Qui s’étaient rencontrés au rayon dentifrice. La main sur le même tube. Et qui se sépareraient un jour parce qu’ils n’achètent pas la même marque de café. Parce qu’un matin, Phil ou Lila se réveillerait en pensant que la marque du café n’était pas la bonne, que le café était imbuvable, que la marque de café était essentielle. Alors que l’essentiel, un peu plus tôt dans l’histoire, était de ne plus être seul. Puis, comme les priorités auraient changé, Phil agacerait Lila avec sa manie de ranger les chaussures sous le petit buffet de bois peint, dans l’entrée. La première fois, Lila tiquerait en souriant. Elle penserait que ce n’est pas grave. Elle remettrait les chaussures à la bonne place, à ce qu’elle estimerait être la bonne place. Dans l’armoire, sur l’étagère du bas. Sauf que déjà, ce jour-là, le premier jour où Phil mettrait ses chaussures sous le buffet de l’entrée, ce serait déjà une raison de le quitter. Ce serait déjà trop tard. Elle ne le savait pas encore. Ils se quitteraient pour cette vétille-là ou une autre qui serait une excuse. Pas une explication. Chaque jour, avant que cela n’arrive, Phil et Lila rentreraient du travail. Ils s’installeraient sur le canapé en skaï prune avec les manchettes en bois. Ils avaleraient une assiette devant la télé. Ils rêveraient des enfants qu’ils n’auraient jamais ensemble. Ils donneraient des prénoms aux enfants. Ils parleraient des carrières qu’ils n’embrasseraient pas, des pays qu’ils ne découvriraient jamais. Des châteaux qu’ils ne bâtiraient pas sur la carte d’Espagne, les océans qu’ils ne franchiraient pas. Ils ne le savaient pas encore.
Le soir où Lila s’est écroulée sur le tapis crème, il y a eu un bruit sourd. Puis plus rien. Le coeur de Lila avait cessé de battre. Peut-être aussi parce que le coeur de Lila ne battait plus pour Phil. Avait-il vraiment jamais battu? Le coeur qui défonce la poitrine. Lorsque l’interphone blesse le silence de la nuit. Lorsque l’autre paraît, dans l’embrasure. Lorsque la main effleure la paume, dégage une mèche de cheveux.
Phil a beaucoup pleuré. A cause de l’Espagne et des châteaux. A cause des enfants, surtout. Des balançoires, des rubans, des petites voitures. Des baisers sur le front lisse. Jamais il n’entendrait cascader de ruisseaux les rires des enfants – ils éclairent si bien la route parfois sombre. Je l’ai regardé pleurer en pensant que c’était beaucoup moins triste que de réaliser qu’il serait passé à côté de ses rêves. De toute façon. Parce qu’à cause des chaussures ou à cause du café, il avait toujours été trop tard.
C’est après ce soir-là que Phil est venue avec moi chez l’homme.
L’homme m’a étreint furtivement. Il n’avait pas encore besoin de moi. Il m’a posée près de lui, sans me toucher. Puis il m’a remisée dans l’ombre, près des épices. Comme souvent.
C’est pour cela que je suis avec l’homme, depuis.
Je brûle les ignorants. Ceux qui se servent de moi pour noyer leur futilité sans comprendre. Sans une palpitation. Un tressaillement. Sans la moindre esquisse de plaisir. Sans un frisson. Je comble les papilles des amateurs. Et la tristesse des amants. Je rends parfois l’espoir à ceux qui l’ont perdu. A tous, j’offre mon corps, ma puissance subtile, mes notes boisées. Je donne la force d’agir ou de pleurer. Je suis un abandon, un apaisement, je ne suis pas juste l’idée d’une cause extérieure.
Ce soir, j’espère que l’homme comprendra cela, que je suis là pour l’aider.
Pour comprendre les lignes, le sens des lignes. De la lettre.
Une fois le cabochon ouvert, les lèvres posées sur le rebord doux et froid de mon col d’argent.
Lorsqu’il laissera mon onde topaze envahir ardente, ses entrailles, son coeur, son âme.
Alors il pourra oublier le projet funeste, la mer, fermer les yeux.
Il imaginera le soir s’envoler au-dessus du Bay Bridge puis se noyer sur le Pacifique.
Le verra, un jour d’Avril.
Après m’avoir oubliée dans le sable.
Avant qu’un autre, attiré par mon éclat brillant au matin, sous un ciel de lait caillé, ne m’emporte à son tour dans le sillage d’une de ses poches.
Je ne suis qu’un messager de la vie, une passagère.
Une flasque d’argent.